Affaires d’inceste : quand la justice hésite et que le parent protecteur devient suspect, c’est l’enfant qui subit. 

19 Déc 2025 | Non classé

 

Dans les affaires d’inceste, la justice est attendue au tournant. Non seulement parce que les faits sont d’une gravité extrême, mais de surcroît parce qu’ils se déroulent à l’endroit même où l’enfant devrait être le plus en sécurité : sa famille. Pourtant, le traitement judiciaire de ces dossiers révèle une tension structurelle, parfois dévastatrice : la justice pénale veut prouver et cela prend du temps, tandis que l’enfant, lui, a besoin d’être protégé, tout de suite et maintenant.

C’est dans cet écart — entre le temps de l’enquête et le temps de l’enfance — que s’installent les dysfonctionnements, les malentendus, et ce que de nombreuses familles décrivent comme une seconde violence : celle qui naît du parcours institutionnel lui-même. Au cœur de cette mécanique, un renversement brutal se produit trop souvent : le parent qui protège devient celui qu’on soupçonne.

 

Deux logiques qui ne se parlent pas : pénal et familial

Une affaire d’inceste implique systématiquement plusieurs volets procéduraux.

D’un côté, la procédure pénale, dont la finalité est de rechercher la vérité, qualifier les faits, et éventuellement condamner. C’est une logique de preuve : auditions, investigations, expertises, contradictions. Le pénal avance avec prudence, et c’est normal : condamner suppose un dossier solide. Mais cela suppose également avoir beaucoup de temps, en raison de la lenteur judiciaire.

De l’autre, la procédure familiale (devant le juge aux affaires familiales), qui organise la vie réelle de l’enfant : où il réside, comment il voit l’autre parent, dans quelles modalités se déroulent les passages de bras, etc. Ici, il ne s’agit pas de sanctionner un auteur, mais d’éviter une exposition au risque.

La difficulté survient lorsque ces deux logiques s’emboîtent mal. Et dans la pratique, l’absence de condamnation — que ce soit durant le temps de l’enquête avec la présomption d’innocence, ou à l’issue d’un classement sans suite ou non lieu — est parfois perçue comme une forme de “blanc-seing”. Pas de condamnation, pas de raison de rompre le lien entre l’enfant et celui qu’il dénonce comme son agresseur. Or, dans ces dossiers, cette équation est très dangereuse : ne pas pouvoir condamner n’équivaut pas à constater l’absence de danger.

Une absence de condamnation ne peut jamais être considérée comme un élément objectif d’un dossier d’inceste. C’est la raison pour laquelle, si nous souhaitons protéger de manière effective nos enfants, les juges civils doivent s’efforcer de considérer les éléments de danger, en dehors de toute condamnation pénale.

 

La parole de l’enfant : fragile, fluctuante… et trop souvent mal comprise

L’enfant victime — ou suspecté de l’être — ne parle pas comme un adulte. Il parle rarement d’un bloc. Il peut évoquer, puis se taire. Dire, puis minimiser. Confirmer, puis nier. Il peut sembler incohérent. Il peut protéger le parent mis en cause, s’excuser, culpabiliser, ou finalement rechercher « la paix » dans la famille, notamment lorsqu’il constate les répercussions judiciaires dont il est la première victime.

Ce que l’institution lit parfois comme une faiblesse du dossier est, bien souvent, la marque même de l’emprise et du traumatisme.

Le problème, c’est que cette parole nécessite un cadre : une audition adaptée, des questions non suggestives, des professionnels formés, une temporalité respectueuse, et une coordination qui évite à l’enfant de répéter. Quand l’audition est tardive, mal conduite ou multipliée, la procédure s’abîme. L’enfant se ferme, la parole se désorganise, la crédibilité est attaquée… et le dossier devient “insuffisant”.

Maintenir le lien entre l’enfant et le parent objet des dénonciations, c’est annihiler l’enfant de l’intérieur. C’est le maintenir dans une banalisation de la violence et une confusion totale de ses ressentis. Ainsi, c’est l’enfant que l’on pousse à se rétracter.

 

Le parent protecteur : celui qui alerte… et celui qu’on disqualifie

Dans la majorité des situations, une révélation ne débouche pas sur une certitude immédiate. Elle débouche sur une urgence : consulter, signaler, demander un cadre sécurisant. C’est là que se tient le rôle du parent protecteur : celui qui prend au sérieux les signaux, qui refuse de banaliser, qui cherche avant tout à comprendre et à protéger, avant même de penser à l’éventualité d’une condamnation.

Il faut le dire clairement : lorsque ces révélations surgissent, le parent protecteur n’est habité que par un vœu — que rien de tout cela ne soit vrai.

Et pourtant, dans un nombre significatif de dossiers, la protection est relue comme un soupçon.

Une mère qui alerte vient alimenter un “conflit parental”.
Une mère qui demande un point-rencontre devient “opposante au lien”.
Une mère qui refuse une remise d’enfant devient “manipulatrice”, « instrumentalisatrice » et dans une  » forme de toute puissance »
Une mère insistante car effrayée devient “hyperviligante” ou “dans l’ingérence”.

Le parent protecteur se retrouve alors enfermé dans une alternative injuste : se taire pour ne pas paraître hostile ou parler au risque d’être disqualifié.

C’est ici que commence la violence institutionnelle : non pas au sens d’une intention malveillante, mais au sens d’un mécanisme. Un mécanisme qui transforme la prudence en faute, et la vigilance en preuve à charge.

 

Le piège procédural : la non-représentation d’enfant, ou l’obligation de remettre l’enfant malgré les risques

Dans la réalité, beaucoup de dossiers basculent sur un point précis : la remise de l’enfant – ou encore, l’exécution de la décision rendue par le Juge aux affaires familiales. 

Lorsqu’un jugement prévoit des droits de visite, le parent chez qui l’enfant réside doit remettre l’enfant à l’autre parent. Et si, après une révélation ou des signaux inquiétants, le parent protecteur refuse de remettre l’enfant — par peur réelle, parfois après avis médical ou professionnel, voire même sur demande des services de police qui refusent néanmoins systématiquement de l’indiquer par écrit — il s’expose à une plainte pour non-représentation d’enfant.

C’est l’un des pièges les plus destructeurs, parce qu’il déplace le centre de gravité : on ne parle plus du danger auquel est exposé l’enfant, on parle de l’obéissance au jugement. Le parent protecteur devient le problème. La procédure devient une épreuve de force. Et l’enfant, au milieu, comprend que sa sécurité est négociable.

Dans ces dossiers, le parent protecteur n’a pas besoin d’être “en tort” pour être broyé : il suffit qu’il soit seul, ou mal accompagné, ou que le système choisisse la solution la plus simple administrativement : remettre l’enfant, et attendre le pénal.

Or l’enfance ne “met pas en pause” son danger.

 

L’assistance éducative : le filet de protection… et ses dysfonctionnements

On l’oublie souvent, mais il existe un troisième acteur qui joue un rôle central dans les dossiers d’inceste : la procédure d’assistance éducative, devant le juge des enfants, lorsque l’enfant est en danger ou en risque de danger.

En théorie, l’assistance éducative est le cadre de la protection : elle permet d’ordonner des mesures concrètes, de mobiliser des services éducatifs, d’évaluer la situation, d’encadrer certaines rencontres, d’organiser un accompagnement, et, si besoin, de mettre l’enfant à l’abri. Elle devrait être la réponse la plus simple : sécuriser pendant qu’on vérifie.

Dans la pratique, des dysfonctionnements reviennent trop souvent :

  • Le morcellement : chacun détient un morceau (école, ASE, enquête pénale, JAF, santé), et l’ensemble manque de cohérence. L’enfant se retrouve à répéter, les récits se fragmentent, et la protection devient intermittente.
  • La tentation de “pacifier” plutôt que de protéger : certaines interventions glissent vers l’objectif d’apaiser les adultes, de “réduire le conflit”, au lieu de partir du critère central : le risque pour l’enfant.

Or, l’on rappelle que l’existence de violences commises au sein de la sphère intrafamiliales exclut de facto la notion de « conflit parental » qui, elle, exige un rapport d’égalité (et non de domination) dans les rapports.

  • Les injonctions paradoxales : il est demandé au parent protecteur de “favoriser le lien” au moment même où l’enfant manifeste de la peur, et l’on transforme l’alerte en indice de mauvaise coopération.
  • L’inversion des rôles : faute de preuve “parfaite”, le parent protecteur peut être progressivement perçu comme un “facteur de risque” (parce qu’il alerte, parce qu’il insiste), alors que l’enjeu devrait rester l’exposition de l’enfant au danger.

L’assistance éducative n’est pas le “thème principal” d’un dossier d’inceste, mais elle est souvent le lieu où se joue l’essentiel : les services s’accumulent, scrutent la vie des parents et tentent de décrire au mieux leurs observations. Néanmoins, leurs rapports peuvent se révéler parfois subjectifs, avec des biais cognitifs inhérents à leur formation ou à l’absence de lecture globale du dossier. Les conséquences peuvent en être ainsi dramatiques puisque ces rapports influent directement l’issue pénale du dossier. La capacité des institutions à tenir une ligne claire, protectrice, et cohérente, sans transformer la prudence en faute est un impératif sociétal majeur.

 

Le faux remède : la suspicion d’une « instrumentalisation maternelle” utilisé comme raccourci et logique d’inversement accusatoire

Il faut le dire avec rigueur : des conflits parentaux existent, et des manipulations peuvent exister. Mais dans les dossiers d’inceste, l’usage automatique de l’argument d’“aliénation parentale” (ou plus connue dorénavant sous les termes davantage acceptés d’« instrumentalisation », « suggestibilité », « projection des angoisses », « conflit parental ») est un risque majeur.

Parce qu’il permet un glissement commode : ce qui ressemble à une rupture de lien devient la preuve d’une manipulation, plutôt que le symptôme d’une peur, d’une emprise, d’un traumatisme, ou d’un danger.

Et dès lors que le dossier est requalifié en “conflit parental” ou « instrumentalisation parentale », tout change :

  • la parole de l’enfant est relativisée,
  • la demande de protection devient suspecte,
  • la priorité redevient la reprise du lien.
  • le civil tient alors le pénal en l’état (ce qui devrait être l’inverse)
  • le classement ou le non-lieu vient rétrospectivement confirmer ce qui a été observé et jugé au civil

C’est une inversion de logique : au lieu de sécuriser pour vérifier, on réinstalle le lien pour “normaliser”. Mais normaliser la violence pour l’enfant qui la subit, c’est le tuer de l’intérieur.

 

Repères essentiels pour les parents protecteurs : tenir bon sans se faire broyer

Dans ces dossiers, l’émotion est légitime — mais l’institution, elle, réagit au dossier.

Ce qui protège concrètement, c’est :

  • l’objectivité des faits : dates, faits observables, propos rapportés sans surinterprétation, protocoles de recueil de la parole de l’enfant (NICHD) ;
  • les écrits : certificats, comptes rendus, mails, SMS, attestations, signalements ;
  • le maintien du dialogue entre les deux parents : afin d’éviter l’observation d’un conflit parental par les autorités qui pourraient s’y focaliser pour balayer l’existence des violences dénoncées.
  • l’anticipation du risque de “non-représentation” : un risque de condamnation non négligeable ;
  • un entourage compétent : avocat spécialisé, professionnels formés, réseau de soutien.

Ce n’est pas “se justifier”. C’est se protéger pour pouvoir protéger l’enfant.

Conclusion : la justice ne doit pas devenir le lieu où l’enfant apprend à se taire

Dans une affaire d’inceste, l’institution est mise à l’épreuve. Elle doit enquêter, bien sûr. Mais elle doit aussi éviter un écueil majeur : punir celui qui protège, et forcer l’enfant à vivre comme si de rien n’était.

La violence institutionnelle commence lorsque l’on exige, pour protéger, le même niveau de certitude que pour condamner.
Or protéger n’est pas juger : protéger, c’est empêcher que le pire arrive pendant que la vérité se cherche.

Et un parent protecteur ne devrait jamais être placé devant ce choix impossible : obéir à une décision inadaptée, ou préserver son enfant au risque d’être poursuivi.

 

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